Il était une fois, une petite fille très courageuse, très intelligente et très appétissante qui s’appelait Petit Bouddha. Elle était très courageuse parce qu’elle voulait grandir très vite et très fort et que cela demande beaucoup de courage. Elle était très intelligente parce qu’elle voulait grandir très vite et très fort et que cela demande beaucoup d’intelligence. Elle était très appétissante parce qu’elle avait des joues qui faisaient comme un coussin pour les bisous de papa, un petit ventre tout rond pour y mettre plein de chocolat et des petites cuisses grasses et fortes qui l’emmenaient partout. Petit Bouddha était une petite fille très courageuse, très intelligente et très appétissante.
Un jour, Petit Bouddha vit un arc-en-ciel dont le pied tombait de l’autre côté de Courberonde, le hameau où elle passait ses week-ends et ses vacances. Elle voulut aller voir le pied de l’arc-en-ciel. Pour cela, elle devait longer le Coupe-Gorge, un endroit terrible que tous les enfants évitaient car y vivaient trois affreux personnages : Garou, Ogre et Monstre. Mais la curiosité et le courage l’emportèrent sur la prudence. Et qui résisterait à l’envie de voir un pied d’arc-en-ciel ? Petit Bouddha s’avança.
Petit Bouddha passa d’abord devant la maison de Garou qui, une fois par mois, mangeait des enfants. Garou était très poilu et quand il avait faim, il avait la langue qui pendait en dehors de sa bouche. Cela lui donnait un accent bizarre. Garou vint la voir et lui dit :
« Bonzour, Petit Bouddha, veux-tu venir dézeuner avec moi ?
– Non, Garou, je n’ai pas le temps ! J’ai un rendez-vous très important avec Monstre ! »
Et comme tout le monde avait peur de Monstre, Garou la laissa partir.
Petit Bouddha passa ensuite devant la maison d’Ogre qui, une fois par semaine, mangeait des enfants. Ogre avait de si grandes dents qu’il ne pouvait jamais fermer la bouche. Cela lui donnait un accent bizarre. Ogre vint la voir et lui dit :
« Honjour, Hetit Houddha, veux-tu venir goûter avec hoi ?
– Non, Ogre, je n’ai pas le temps. J’ai un rendez-vous très important avec Monstre ! »
Et comme tout le monde avait peur de Monstre, Ogre la laissa partir.
Petit Bouddha passa enfin devant la maison de Monstre. Monstre était doux comme une maman et fort comme un papa. Il donnait souvent des bonbons aux enfants pour les faire venir chez lui. Les enfants qui allaient chez lui revenaient triste pour toujours. Ils ne riaient plus, ne chassaient plus les papillons et ne s’intéressaient plus aux arcs-en-ciel. C’est comme si Monstre, qui n’avait pas l’air de leur faire du mal, avait réussi à leur dévorer le cœur. C’était, bien qu’il parlât normalement, un épouvantable monstre.
Monstre vint la voir et lui dit :
« Bonjour, gentil Petit Bouddha, tiens voilà un bonbon pour toi… Veux-tu venir dîner avec moi ? Cela me ferait très plaisir. »
Petit Bouddha réfléchit longuement en plissant le front comme ça. Puis elle dit :
« Non, je n’ai pas le temps, Monstre. Je dois aller voir un pied d’arc-en-ciel et rentrer chez mon papa. Mais ne sois pas triste. Je suis passé devant chez Garou, tout à l’heure et il a invité tous les enfants du village à dîner. Et ils vous invitent aussi Ogre et toi. Dépêche-toi, de peur qu’ils n’aient déjà tout mangé. »
Et Monstre partit en courant vers la maison de Garou en laissant Petit Bouddha bien tranquille.
Au pied de l’arc-en-ciel se trouvaient des barreaux comme ceux d’une échelle. Petit Bouddha grimpa très haut sur le dos de l’arc-en-ciel qui rigolait parce que ça le chatouillait. Elle redescendit de l’autre côté de l’arc-en-ciel et arriva directement dans le jardin de la Tanière pour rentrer chez elle, boire du jus d’orange au coin du feu.
Là, des centaines de pages, des milliers de lignes, des millions de signes (enfin il faudrait recompter…) un blog, deux romans inachevés, des nouvelles que je ne compte plus et qui ne comptent plus, des articles à droite à gauche pour des fanzines ou des revues, des critiques…
Ici, ce qu’il convient d’appeler une petite fille. Une très simple petite fille… Ni moins certes, mais ni plus quand même qu’une petite fille. Un miracle permanent fait de grâce, de force et d’intelligence en pleine expansion.
Et j’oserais, de là, parler de mon oeuvre ?
La campagne se résume pour mes amis citadins à deux assertions qui se veulent définitives et qui condamnent par avance les lieux. Chaque fois que je leur parle de la maison, ils me disent : “C’est loin !” et quand je leur montre le jardin, ils me disent : “C’est du boulot !”
C’est loin… Certes, comme tous les lieux d’ailleurs. Je vais enfoncer la palissade ouverte : les lieux sont loin par définition. Quand vous vous trouvez en un lieu, vous êtes de fait éloigné des autres. La question est plus, loin de quoi ? Je me trouve quant à moi plus proche. Je me heurtais l’autre jour à ces leçons de choses que je dispense presque malgré moi au Petit Bouddha et à Ma Demoiselle dans ce fameux jardin. Je leur montrais, sur une mauvaise herbe, la gangrène noire des colonies de pucerons sur lesquelles des fourmis venaient recueillir le miellat. Le doigt précepteur et le ton docte pourtant, leur indifférence n’en était que plus éclatante : le petit Bouddha se passionne bien plus pour le transport de gravier et Ma Demoiselle pour les corolles virginales des marguerites. Mais cela compte pour moi d’être proche de ces pucerons et de ces fourmis, de l’immensité du ciel, de l’odeur de la terre après la pluie, du ballet des hirondelles et de la promesse des vignes. De quoi suis-je éloigné alors de nécessaire ? De la ville, l’utérus dans lequel il ne fait jamais nuit, dont les cordons ombilicaux fixés à mes yeux, ma bouche, mes oreilles, mon anus et mon sexe me remplissent et me vident continûment. Ce va et vient constant des canaux urbains, des égouts, des rues et du réseau fait de la ville une mère infiniment aimante, parfaitement nourricière, dont on ne peut ou veut plus se détacher. S’en éloigner est insupportable… Plus en tout cas que d’imaginer que la ville est tout à fait le contraire, qu’elle est d’abord anthropophage, qu’elle crée une satiété illusoire pour pouvoir mieux se nourrir de ses petits qu’elle gave. Qu’elle est allumée jour et nuit pour pousser ses enfants à travailler 24h00 sur 24h00 à son expansion. Et qui les abandonne sur des cartons quand ils ne sont plus capables de suivre le labeur permanent. La ville est le trou noir de l’espèce humaine, leur centre de gravité. Et Dieu, qu’ils sont graves, les citadins !
C’est du boulot… Je regarde le jardin qui n’en fait qu’à ses têtes. Les framboisiers s’écroulent sous leur propre poids, les merles pillent les cerises, les fraisiers sèchent dans la serre et l’herbe, ou plutôt la multitude d’herbacées, de graminées et de plantes à fleur que l’on réduit au nom d’herbe, fera bientôt la hauteur de ma fille. Il m’a fallu deux heures pour nettoyer à la fourche et à la serfouette un petite parcelle du potager dans laquelle des arbres commençaient à pousser. J’en suis encore à opposer au travail constant du soleil et de la pluie des efforts épars et désordonnés dont l’inefficacité est tout à fait réelle… J’ahane, je force, je fais violence à la terre et à moi-même. C’est du boulot… C’est sûr… C’est surtout une excellente excuse pour être dehors, sous le soleil, à transpirer pour soi. Puis peut-être s’asseoir et apprendre à lire ce jardin bien avant que d’y écrire mes propres légumes. Cela me prendra quelques années pour trouver ce même rythme indolent et robuste que font l’alternance des jours, des saisons et des gestes paysans.
Les marguerites transpercent la pelouse ? Cela ne les empêche pas de le faire avec grâce et sans doute quand j’aurai enfin les moyens de me payer une tondeuse les contournerais-je en tâchant d’avoir dans le geste la même délicatesse qu’elles ont à dresser sur un tige incroyablement fine, presque fragile, les petits soleils que le grand a déposé chez moi.
C’est la question toujours… Qu’est-ce tu d’viens ? Qu’est-ce tu fais ? Ça va ? Je ne deviens pas plus que je ne suis déjà devenu, je suis toujours caissier, vidéoclubbeur, camelot, tierce personne, DJ, écrivain raté, alcoolique mondain et oui ça va. J’ai ajouté des lignes à mon CV, bien sûr… Si je dois me souvenir de cette année 2009, prendre des leçons en vieillissant, je garderais le souvenir des nuits pas tout à fait dehors, de la vermine sur mon corps dont je garde encore les cicatrices, d’une nuit de joie procurée par l’héroïne. Ce sont des détails bien sûr… Mais ils sont inscrits sûrement… De la façon dont tu ne te souviens plus en détail d’une conversation mais parfaitement de la buée sur la bière et du morceau des Innocents qui passait derrière.
J’ai goûté à l’enfer, le petit, la porte, ce n’était pas mon heure. Et j’ai paumé Eurydice…
Pour tout le monde, ça passe vite. On change deux trois lignes sur un carnet d’adresses. On ferme sa gueule sur certains sujets de conversation. On remplace un mot par un autre, c’est pas si dur… Alors même qu’on disait le contraire quelques jours avant. Mais il faut bien s’adapter n’est-ce pas ? Des potes qui n’en ont pas été capables, j’en ai paumé deux-trois. Toi, j’ai été cherché ta môme à la maternité, je venais te chercher en bagnole et en pleine nuit parce que tu faisais des crises d’angoisse, je te ramenais chez nous. T’as oublié de m’écrire depuis, hein ? Une erreur dans le changement de ligne du carnet d’adresse sans doute. Les comme-ça, les mémoires courtes, je vous compte sur les doigts d’une main, j’ai pas à me plaindre. La majorité de mes amis est fidèle. Et puis t’inquiète pas, si tu me redemandais la même, je la referais. T’es juste un exemple. Mémoire et rancune sont deux choses différentes.
Qu’est-ce tu fais, tu me disais, avant que je ne m’égare ? Escroc toujours… Ah bon ? T’as l’air étonné, comme si un seul d’entre nous faisait autre chose… Comme si nous n’avions jamais joué le rôle de ce que nous sommes finalement devenus.
Ça va ? Ben oui, ça va… J’achète une maison même, avec Ma Demoiselle… Une belle, avec des pierres, un jardin, un potager, une serre, le tout cerné par des animaux de ferme. L’été, ça sera merveilleux comme dans une chanson de Nino Ferrer, y’aura du linge étendu sur la terrasse et plein d’enfants qui se roulent sur la pelouse. On sera déjà saouls à l’heure de l’apéro et je démarrerai le barbecue un peu trop tard. Tant pis, les amis resteront à dormir. Je continue l’escroquerie. Le RSA est mort, vive le RSA. Je discute avec des gens sérieux, agents, banquiers, notaires en essayant de leur faire croire que je comprends leur langue. Et à force, je comprends un peu. J’ai à nouveau un temps de travail correct, avec mes conneries à droite à gauche, ça me fait un temps plein. Daron à temps partiel, ça laisse du temps pour bosser. Et ça n’empêche pas le Petit Bouddha de pousser sur ses jambes. Elle sait même dire je t’aime maintenant.
Je montre pattes blanches. C’est ce qu’on demande aux loups, non ?
C’est peut-être la première fois que je fais aussi bien ce qu’on me demande. La peur sans doute… Ou pas… Peut-être que j’ai appris des choses encore. Peut-être qu’à défaut d’être un jour moins démuni face aux sentiments, peut-être qu’à défaut de pouvoir être, comme je l’ai été, à nouveau innocent, peut-être ai-je pris de l’expérience, ce mot terrible qui parle de chemises bien repassées recouvrant les cicatrices. J’ai été heureux, et j’ai décidé de l’être à nouveau. Je le suis à mes heures, et très même. Plus que je ne le mérite, sans doute. Mais le bonheur est injuste parce qu’il se comporte comme le malheur.
Je vous inviterai à mon bonheur futur quand le temps sera venu.
(Regard caméra) Et toi aussi, tu seras heureuse.