Dans quelques jours aura lieu l’équinoxe d’automne. Vu de la Terre, le soleil à l’équateur sera exactement au zénith, ce qui est fort satisfaisant à savoir quand on aime les choses bien rangées. Hélas, cela n’arrive que deux fois par an. Le reste du temps, par un de ces mystères mathématiques qui donnent leur charme à toutes les évidences et malgré la complexité de l’orbite terrestre autour du Soleil ou le fait que le Soleil se meut perpétuellement le long d’une ligne de fuite, les deux astres demeurent certes alignés mais un je ne sais quoi choque l’œil et le bon sens. Il y a des moutons sous le canapé, il manque une pièce au puzzle, la chaise branle : l’axe de rotation de la Terre n’est pas perpendiculaire à l’écliptique.
Ce n’est pas sans angoisse que le gentilhomme voit venir au loin l’équinoxe d’automne. Celui-ci plongera l’hémisphère nord dans cette période de l’année qui verra le triomphe de la nuit et du froid, ainsi que la disparition des jupes. Il ne sera plus possible de cueillir aux lourdes branches des arbres fruitiers des épaules nues brunies pas le soleil pour y dévorer à pleines mains les nourritures terrestres. Bientôt tomberont les feuilles en parure, couvrant les corps des jeunes hommes et des jeunes femmes que nous admirions sans fin le jour en espérant les aimer lors de nuits trop courtes. A peine entrevus, ils disparaissaient avant l’abordage et c’est nous qui sombrions. Au moins étions-nous occupés à la contemplation de beautés éphémères. Le gentilhomme, pour échapper au mortel ennui de l’hiver où Apollon ne va plus quasi nu et où Aphrodite a la goutte au nez, devra tourner ses yeux vers le ciel. Car ici tout s’inverse.
Qu’il est chiant le ciel d’été dans son bleu uniforme et minéral uniquement traversé par les traînées des carlingues qui en quadrillent la rengaine quotidienne. Et qu’il est beau le ciel d’automne qui joue avec les lumières d’équinoxe, délirant de profusions dans d’immenses cathédrales baroques, colonnes de cumulo-nimbus s’élevant parfois sur plusieurs milliers de mètres de haut, bourgeonnant à leurs sommets en un chou-fleur de ouate sur lequel on aimerait reposer. C’est le fameux cloud nine équivalent anglophone du septième ciel cher aux anges, aux amants et à ceux qui mesurent l’horizon à l’aune des nuées.
Ces architectures de vapeur d’eau, où se côtoient parfois les cristaux de glace et les éclairs d’orages d’altitude semblent marcher sur terre grâce à leur pied faits de traînées d’averse trempant le sol au loin. Une « rue » de cumulus mediocris s’étire à perte de vue et vient en souligner la verticalité tandis que tout là haut des cirrus finissent de s’évaporer pour disparaître croit-on à jamais. Il se reformeront ailleurs, à des centaines de kilomètres d’ici, pour le bonheur d’autres que nous qui aurons également oublié de regarder leur nombril pour s’attarder un instant, leur nez pointant les astres.
C’est l’occasion de voir l’arc-en-ciel, les arcs circumzénithaux, les gloires, les enclumes, les arcus, les échelles des Jacob, colonnes de lumière traversant les nuages et qui tombent sur le sol comme la lumière jouant avec la poussière à travers un vitrail.
Bien sûr, il y aura toujours des esprits chagrins que tous les nuages inquiètent. Peut-on leur donner tort quand le nimbo-stratus semble couvrir l’ensemble de la terre visible, cachant le soleil et la lune, voilant tout d’une lumière absolument diffuse, empêchant ainsi de se repérer dans le temps en suivant la course du soleil ou dans l’espace céleste en effaçant toute mesure sous un plafond gris monotone, morne et humide comme un mouchoir plein de rhume ? Ce ciel bas et lourd indique pourtant à lui seul la véritable heure d’hiver, cette humeur noire qui signe la fin des observations célestes et invite à rentrer chez soi en attendant qu’il se dissipe. L’heure d’hiver, c’est la mélancolie. Le gentilhomme rentre alors chez lui. Il allume au plafond la lumière électrique. Il chauffe l’eau, le lait et la soupe. Il prépare le feu. Il réveille l’été qui attend son heure dans les foyers heureux.
Eloge des stations balnéaires : les vagues à l’âme
Tags: Éloge, Nostalgie, Station balnéaire
L’honnête homme se méfie à juste titre de la station balnéaire, lui préférant, de loin, la station bipède qui le différencie de la bête et de l’estivant.
Avant d’en expliquer les raisons, il convient de définir d’abord ce qu’est une station balnéaire. C’est un lieu de séjour, en bord de mer, spécialement aménagé pour les vacanciers. Le poil se dresse de frayeur. La station commence exactement là où elle s’achève, en bord de mer. Elle trempe les pieds dans l’immensité en la trouvant froide au début mais c’est pas grave après elle est bonne. On ne saurait traiter l’immensité de façon plus grossière. Il faut dire que les égouts s’y déversent. Quant au vacancier, c’est une espèce absurde qui travaille toute l’année pour pouvoir s’offrir du repos sous prétexte que le chômeur est en vacances toute l’année sans en avoir les moyens. Autant dire que si l’honnête homme marche sur ses pieds, le vacancier, lui, marche sur la tête.
Le comportement du vacancier est absurde. Il a un petit appartement avec tout le confort moderne en banlieue parisienne et va dormir dans une tente incommode au camping. Il habite à deux pas d’un supermarché pratiquant toute l’année les prix les plus bas et décide pendant quinze jours d’acheter des saucisses au prix du caviar. Alors que sa femme les réussit parfaitement à la maison, il préfère les cuire lui même et parvenir à la substance du barbecue estival, le bout de charbon au goût de porc cru. Il joue au tennis sur la plage, alors que la balle de rebondit pas sur le sable. S’il n’était idiot, on penserait que le vacancier est un imbécile, mais non, il est juste con. Il n’y a guère que les enfants pour se comporter exactement de la même façon chez eux et dans les stations balnéaires, mais peut-on vraiment se fier à des individus qui ne comprennent rien à la géométrie non euclidienne et qui trouvent que la guerre c’est mal. Lorsqu’un enfant aura le prix Nobel de Mathématiques nous en reparlerons, mais je vous fiche mon billet que ce n’est pas prêt d’arriver et pour cause…
L’honnête homme, lui, n’est ni juillettiste, ni aoûtien, non, il est éternel. Il peint des nymphéas à Giverny et s’intéresse aux passereaux des Galapagos. La nuit venue il regarde les nuages de Magellan en se sentant bien peu de chose certes, mais tellement plus qu’un vacancier.
Pourtant, pour peu qu’il accepte de se mélanger, de temps en temps, au bas peuple, il est indéniable qu’il en ressort encore grandi. Il y a en tout honnête homme un amoureux des arts qui sommeille, un naturaliste qui repose, un homme sensible.
La station balnéaire est à notre sens le musée de l’architecture du XXème. Se côtoient dans une même ville station des villas Art Nouveau dont les arabesques semblent pleurer de se trouver à côté de pavillons brutalistes et les utopies des grands immeubles de l’architecture High-Tech nous montrent qu’au temps des gilets de laine et des pantalons pattes-d’éph, on concevait un avenir lointain qui n’a pris que dix ans pour ressembler à un passé éloigné. Plutôt que d’aller geindre sur les ruines de l’Acropole, l’âme romantique moderne ira en bord de mer observer ces modes successives qui en croyant tutoyer l’éternité de la beauté n’ont fait qu’offrir à l’idée de ruine des déclinaisons infinies dans ce qui ressemble à un cimetière de l’architecture dont les créatures nécrophages porteraient des tongs et des lunettes de soleil. C’est sans doute l’une des premières raisons qui font que l’âme sensible flânant rue de la Mer sent poindre l’obscure nostalgie qui suinte de toute station balnéaire.
On croit pouvoir se raccrocher aux jardins. Les essences exotiques n’y sont pas rares et les palmiers y grelottent sous des latitudes où on ne les attendaient plus. Les stations balnéaires sont des Jardins des plantes à ciel ouvert et dont l’entrée est gratuite. Les plantes y sont presque toutes en exil et rêvent la nuit aux déserts ancestraux et aux forêts tropicales. C’est là une autre forme de nostalgie.
Mais c’est bien du côté des vacanciers que l’honnête homme devra finalement tourner ses regards pour saisir l’essence de ce lieu qui tâche de construire une chimère paradisiaque, celle d’un été sans fin qui est celui de l’enfance, des gâteaux de sable et des rires qui s’envolent dans la chaleur étouffée des soleils couchants.
On ne compte plus les familles, les lignées qui d’année en année, de génération en génération retourne au même endroit, se baigner dans la même eau et se rappeler indistinctement les premières amours quand la pérennité d’un je t’aime durait quinze jours pour secouer l’âme jusqu’à la mort.
Ils étaient alors secs comme des coups de trique, bronzés comme des marins et plongeaient des hautes digues loin du rivage en ignorant la peur… Ils avaient quinze ans seulement et pensaient pour la première fois être des hommes. Ils regardaient les filles qui n’en finissaient pas d’éclore et pendant que les gamines couraient le cul à l’air, barbouillées de sable et les cheveux mêlés de sel et d’algues, les grandes soeurs couvraient pour la première fois leurs seins en ignorant que cette soudaine pudeur les rendaient plus indécentes que jamais qui soulignait ce qui était auparavant invisible.
Ils avaient sept ans à peine et gouvernant des châteaux de sable, ils luttaient jusqu’à la mort ou jusqu’au goûter face aux flots déchainés de la marée montante. L’été durait deux mois, c’est à dire toujours et maintenant il dure quinze jours, c’est à dire trop peu.
Et chaque année, malgré la fatigue et l’âge et la pauvreté, la transhumance recommence, et on observe à nouveau le ballet des jeux et les chorégraphies des séductions adolescentes.
Et malgré les dunes éventrées, malgré le tape à l’oeil des commerces, malgré l’odeur grasse des grillades et des huiles dont on s’asperge pour mieux brûler vite et bien, malgré les embouteillages qui durent plus que les bains, tout dans la station balnéaire, son architecture sauvage, ses plantations incongrues et ses migrations klaxonnantes, tout ce fatras est un humble hommage déposé aux pieds nus chaussés de sandales en plastique de cet enfant qui mange du sable en riant, de cette jeune fille qui met son premier bikini avec l’émoi d’une jeune mariée enfilant une robe immaculée. Et tant qu’ils riront de tout ou rougiront d’un rien, il y aura derrière la laideur du béton, la beauté de l’enfance qui comme la mer est toujours recommencée.
(Ce texte est dédié à Guillaume, Amélie, Julie et Lou…)
Éloge du blanc manteau
Tags: Éloge, Léonard de Vinci, Ne rien faire, Neige
On se tord les bras, on s’arrache les cheveux, on grince des dents, on lève un poing rageur vers le ciel avant de s’effondrer en larmes impuissantes car nul ne peut ignorer cette calamité, que dis-je, ce cataclysme, cette dévastation, cet enfer : il neige… Rentrez les enfants, cachez vos femmes, abattez les animaux, il neige ! Fermez les portes à double tours, rabattez les volets, fermez les rideaux et commencez à prier, il neige ! On va tous mourir ! Il neige ! IL NEIGE !
Avant de céder à la panique légitime, rappelons quelques faits… C’est au tout début du XVIème siècle que Léonard de Vinci dans des notes annexes à l’invention de la glace italienne trace pour la première fois les plans de la neige… Comme souvent chez Léonard, l’invention reste au stade d’intuition et il n’a pas la temps de la réaliser. Le concept sera développé au cours des siècles jusqu’à l’invention de la boule de neige par Thomas Edison alors qu’il n’avait que cinq ans, inspiration fulgurante qui permettrait de présager du génie futur du jeune garçon… Avec les bienfaits de la civilisation, l’Occident a exporté la neige dans le monde entier : les conquistadors dans la Cordillère des Andes, les Anglais au Népal et au sommet du Kilimandjaro, les Français en Terre-Adélie… La chrétienté a même offert tout un continent de glace à quelques malheureux sauvages Inuits qui, avant, n’avaient rien… La fonte de la neige au sommet du Kilimandjaro et le fait que les pygmées Aka n’ont pas de mot pour la désigner montre d’ailleurs fort bien, en plus de sa générosité universelle, la supériorité intellectuelle de la civilisation blanche sur toute autre. La neige est fort utile en tant de guerre, elle permet de repousser à peu de frais les Napoléon et les nazis pendant les campagnes de Russie. Elle fait aussi rire les enfants et leur permet d’oublier un instant les problèmes d’érection et le prix de l’essence. Enfin, c’est depuis sa démocratisation que l’on sait à quoi sert la fameuse invention d’Archimède, le snow-board… La neige est donc normalement une bénédiction, le fruit du génie humain…
Pourquoi la neige serait-elle alors devenue la onzième plaie d’Égypte, le cinquième cavalier de l’Apocalypse, le quatrième tiers prévisionnel ? On raconte que la neige tue les automobilistes et les clochards, qu’elle brise les os, qu’elle interrompt les transports, casse les lignes électriques, empêche les travailleurs de travailler, qu’elle sème la désolation et l’anarchie… On imagine tout de suite la tendresse que je peux avoir pour elle. Moi, ces draps immenses qui couvrent les lits des rivières me donnent envie de faire l’amour à vos campagnes. Mais bon, reprenons point par point…
La neige tue des automobilistes. Admettons… On voudra bien reconnaître qu’en cette période de réchauffement climatique, c’est de la légitime défense… Les automobilistes ont commencé… Faisons appel à la raison ; quand il neige, la grande majorité des automobilistes passent leur temps à patiner gaiement à moins de dix kilomètres par heure, à fulminer dans des embouteillages et à se demander comment ils ont pu se mettre dans un fossé alors qu’ils conduisaient en ligne droite. Il est évident que quelques jours de neige réduisent le nombre d’accident mortels puisqu’ils réduisent la circulation et la vitesse. La neige ne tue pas les automobilistes, elles les sauvent de leur propre bêtise, les invite à ralentir, à se montrer prudents, elle démontre qu’une voiture est une chose fort dangereuse et qu’ils peuvent aller au boulot à pied .
La neige tue les clochards. Enfin, le froid quoi. Heu… En fait… Bon… Ça m’ennuie de vous dire ça mais… Voilà… Toutes les statistiques montrent que les clochards meurent moins l’hiver que l’été… … … … Oui, je sais c’est dur à entendre… Voilà, l’explication… Quand la bise est venue, les structures d’accueil et les associations se mettent à fonctionner à plein régime. Pour vous donner un exemple connu, ces gros fainéants des Restos du Coeur passent leur été sous les cocotiers au lieu d’aider les indigents, l’hiver ils rattrapent le temps perdu en distribuant des millions de repas et en contribuant à la réinsertion et au relogement des clochards. Les clochards sont mieux nourris, soignés et logés l’hiver que l’été. La neige, dans sa bonté infinie, réduit considérablement la mortalité des sans-abris.
Devant l’évidence, vous comprendrez que quelques petites fractures supplémentaires ne sont pas un grand mal face au nombre de vies sauvées. Et qu’il y a mieux une certaine grâce au pire un sentiment burlesque à voir les gens glisser plus ou moins adroitement sur les trottoirs immaculés. On a pas souvent l’occasion de réapprendre à marcher. Et comment ne pas regarder avec tendresse ce couple que le froid et le gel serrent l’un contre l’autre, ces enfants qui tentent de se briser les os lors de glissades épiques ou le triomphe de l’ancienne qui a vaincu vingt mètres de glace pour acheter son steack de cheval alors qu’elle n’était pas sortie depuis deux jours. La neige remet l’épopée au coeur de vies étriquées.
Enfin, et c’est paraît-il le plus grand reproche que l’on peut lui faire, la neige casse les lignes électriques, interrompt les transports plus ou moins communs et empêche le travailleur de travailler. On trouve même des travailleurs pour s’en plaindre, des asservis qui regrettent leurs coups de fouet quotidiens, des prisonniers qui se plaignent de n’avoir pas assez de barreaux et que le froid passe entre, des gens qui font six heures de route pour en travailler deux… Il paraît même que la neige a ralenti l’économie et saboté le début des soldes. C’est une terroriste en cagoule claire et au drapeau blanc dont la lutte pour la décroissance est d’une redoutable efficacité. Elle libère chacun de la servitude du travail et de la contrainte consommatrice, fait de l’exception une règle pour quelques jours. Devant le spectacle de sa propre liberté, le quidam s’effraie ! Que faire n’est-ce pas de ce temps libre ? Se promener pour s’apercevoir que le monde est beau quand l’homme ne le traverse pas à toute vitesse hurlante, jouer avec des enfants qui ne sont pas les siens, ne rien faire peut-être… attendre derrière la fenêtre en comptant les flocons… se rappeler son enfance… le temps d’avant qu’on ne devienne un adulte responsable, un rouage de la société… et avoir froid… non pas à cause de la neige, mais à cause de la chaleur perdue… des rires éteints… et parce que cela fait vingt cinq ans que Maman ne nous a pas fait un bon chocolat chaud…
Il n’y a qu’un seul reproche à faire aux dernières neiges. Qu’elles aient eu des centimètres au lieu de mètres…
Pepe est mort. C’est normal, cela faisait cinquante ans qu’il était vieux. Il avait un siècle en tout. Il a traversé les ans, les guerres, les continents avec une certaine humilité qui sans doute lui a permis de survivre. C’était un homme élégant et suranné, aux habitudes étranges, il portait même un bicorne et une épée. Il se disait homme du XIXéme siècle et s’étonnait de fréquenter enfin le XXIème. On le trouvait certes un peu bizarre. Il nous racontait des histoires d’indiens avec des cow-boys diffus et funestes qui portaient des casques de chantiers et des cravates. Il nous racontait comment le monde avait été créé en nous donnant chaque fois une version différente. Il nous expliquait pourquoi il était important de savoir qu’un mot n’existait pas. Il aimait chacun d’entre nous, ainsi que les chats, et les plantes, et le crépuscule, surtout le crépuscule… Et puis sa bibliothèque dans laquelle nous allions le voir et dans laquelle nous le surprenions au petit matin en train de discuter avec Montaigne. Pepe aimait discuter avec les morts de sa voix voilée, elle aussi, par le crépuscule. Il les a rejoint maintenant.