Le jeudi 22 mars 2012, alors que je travaille innocemment à une conférence sur Le Château dans le ciel (ma première… C’est pour ça, j’en rajoute un peu…) une amie bibliothécaire (je sais, je ferais mieux de surveiller mes fréquentations plutôt que jouer au con(férencier)) me fait parvenir ce lien : Comment j’ai pourri le web.
Pour nos amis mal-comprenants, ce billet de blog a été écrit par un enseignant de lettres qui, après avoir repéré que ses élèves faisaient des copier-collers sur des sites de corrigés ou sur wikipédia pour leurs dissertations ou leurs commentaires con(posé)s, a décidé de les piéger en vandalisant un article de wikipédia et en écrivant de faux corrigés d’un sonnet qu’il va leur demander de commenter. Evidemment, sur 65 élèves 51 ont été piégés. L’enseignant leur a révélé la supercherie et les élèves ont compris la leçon… Il s’en souviendront probablement longtemps.
Le samedi 24 mars, l’article buzze, notamment parce qu’il a entre temps été repris par Rue 89. Aujourd’hui, la page aurait été vue par plus d’un demi-million de fois. Mes amis Facebook balancent les liens dans tous les sens et les commentent avec des “Hahaha !”, des “mdr !” et des “énormes !” Le canular, la post-modernité cynique, la critique d’un (multi)média dominant, tout séduit a priori…
Le discours de la méthode
Revenons d’abord sur la méthode… Loys se crée un compte sur wikipédia et apporte dans un premier temps des contributions utiles. Merci à lui. Puis dans un second temps, il modifie la notice biographique de Charles de Vion d’Alibray, auteur peu connu dont la biographie est par conséquent succincte. (Premier biais de confirmation sur l’idée que n’importe qui peut vandaliser un article. De fait, ce sera beaucoup plus facile de n’être pas repéré que sur un article au sujet de Ronsard, Molière ou Hugo, qui comptera de nombreux contributeurs et sera visité régulièrement.) C’est en plus moralement condamnable et condamné quand c’est le fait d’un élève qui masque par son vandalisme le fait d’avoir copié sur wikipédia.
Puis, il se forge une identité numérique, mélange de traits pseudo-savants qui assoient son autorité d’auteur et d’erreurs qui devraient être repérées par un “esprit critique.” (Second biais de confirmation, oui, les élèves vont se faire avoir parce que justement ils savent repérer des éléments, certes insuffisants, pour caractériser une autorité.)
Il crée des marqueurs pour repérer les sources dans la correction, marqueurs qui soulignent la supercherie : “Cette femme aimée sans retour par le poète est évidemment un personnage tout à fait imaginaire (Anne de Beaunais = Bonnet d’âne).” Remarquez qu’il nous fournit l’explication parce que nous aussi, nous nous y serions laissé prendre, fussions-nous con(frère)s.
La conclusion (qui est aussi l’hypothèse de départ) tombe comme un couperet : “les élèves au lycée n’ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres.” Parce qu’ils se sont laissés prendre à un canular… Soit.
Aucun exemple historique ne vient à l’esprit. Jamais un grand homme, polytechnicien, titulaire de chaire à la Sorbonne, scientifique reconnu ne se laisserait avoir. On ne trouverait de toute façon que des exemples fort lointains.
Wikipédia est au mal ce que l’onychocryptose est à l’ongle, son incarnation.
L’esprit critique est facile, son art est difficile
De quoi se souviendront alors les élèves ?
1/ Sur wikipédia, n’importe qui peut écrire n’importe quoi n’importe quand. Soyons justes, c’est relativement vrai. C’est pourtant pour cette même raison que l’immense majorité des con(tributeur)s y écrivent des informations exactes 24/24.
2/ Par conséquent, un article est une contribution collective non soumis à une autorité reconnue. ” C’est tout à fait exact ! C’est dégueulasse, me souffle Nicolas Bourbaki dans l’oreille.” “Et comment ! surenchérit Roger Pédauque.“
3/ Il n’y a sur wikipédia aucun processus éditorial, ni aucun dispositif de validation.
Plus largement, ce billet a quand même le mérite de poser la question de l’esprit critique des élèves mais en oubliant implicitement un point essentiel. L’esprit critique n’est pas un simple état d’esprit de méfiance, voire de paranoïa mais relève bien d’une méthode intellectuelle et de savoir-faires sur lesquels l’enseignant n’a pas l’air de s’attarder. C’est ce que dit très bien la fin de cet article : “Dès lors qu’une somme colossale de savoir se trouve immédiatement disponible sur Internet, le rôle de l’école devra sans doute être repensé. Il ne s’agit plus seulement de transmettre des faits et des connaissances bruts. Il importe également de définir des règles et des cadres méthodologiques : l’établissement d’une bibliographie, l’usage des références, l’évaluation des sources… Toute sorte de choses que j’ai appris en tant que wikipédien, mais jamais en tant qu’élève.”
Comme le relevait justement l’une de mes enseignantes, cette dernière phrase est un constat terrible pour l’école, mais un constat qui devrait servir de point de départ à un véritable travail pédagogique.
La critique est facile, l’art est difficile
Je trouve la démarche donc bien compliquée, presque perverse, juste pour démontrer quelque chose de faux plutôt que pour formaliser un véritable apprentissage. On trompe des gamins en utilisant une stratégie qui place les élèves dans une situation de jeu en information incomplète, alors que l’enseignant détient lui, toutes les informations. Ils jouent au poker contre un adversaire qui lit leurs cartes. Et perdent… C’est aussi logique intellectuellement que moralement discutable. On appelle ça tricher. Il y a donc des tricheurs de chaque côté.
Mais les questions posées par Loys sont légitimes. Pour ma part, j’aurais sans doute plutôt fait modifier aux élèves cette notice biographique trop succincte. D’une part, pour ne pas vandaliser wikipédia, mais aussi pour leur apprendre à effectuer des recherches ailleurs et leur montrer le processus d’édition et de validation (ou non) d’une page wiki à visée encyclopédique. Je pense que des élèves de lycée, encadrés (et respectés) en sont tout à fait capables. Je le sais même puisque certains des contributeurs de wikipédia sont mineurs.
Pour des élèves plus jeunes, on trouve d’autres encyclopédies en ligne dans lesquelles ils peuvent également écrire, ici ou là. J’imagine leur fierté de pouvoir contribuer à une encyclopédie.
Même en maternelle, on peut se poser intelligemment la question d’une écriture collective, réfléchie, à destination d’une public précis comme dans cette remarquable séquence pédagogique (le passage sur l’enfant qui a fait une bêtise est savoureux et montre qu’avec un discours adapté on obtient, même de très jeunes enfants, une réflexion de qualité sur l’identité numérique par exemple.)
(Mise à jour)
Suite à une remarque très juste de Soaze et à la lecture du forum concernant l’article, forum dans lequel Loys éclaire sa position, je tiens à signaler deux points positifs :
1/ Le fait que la démarche vise aussi à démontrer qu’un élève peut s’appuyer sur sa seule intelligence et bien sûr sur les cours qui ont précédé (et donc sans recherche documentaire) pour effectuer un commentaire composé est évidemment salutaire.
2/ Je crois comprendre que l’enseignant leurs aurait fait rédiger par ailleurs une page wiki…
Il n’y évidemment rien de défendable dans les sites qui fournissent des corrigés.
Je maintiens néanmoins mes critiques sur la question des biais de confirmation dans le raisonnement et sur la méfiance suscitée à l’égard de wikipédia.
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