Si j’avais du, par amour pour une merveilleuse petite française, changer de pays du jour au lendemain, apprendre une langue difficile en demandant à mes nouveaux amis d’être sans cesse corrigé, surmonter mon aversion pour goûter des fromages affinés des mois, des abats d’animaux et des fruits de mer, devenir français en me mariant et en devenant père, apprendre ma langue maternelle à mes enfants tout en corrigeant leurs fautes d’orthographe en français, alors oui, sans doute je serais fier d’être français.
Si j’avais du, à la fois pour survivre et soutenir ma famille restée au pays, traverser un désert implacable et une mer nocturne, une plaine infinie et un col enneigé, une moitié du monde, vaste et hostile, déposer ma vie, mon coeur, entre les mains des passeurs, jouer à un cache-cache mortel avec les autorités, trouver un travail sans qualification et trimer comme une bête de somme car le malheur des pauvres est mondialisé et si au bout de ces longs mois de galère, j’avais pu enfin envoyer ces mandats pour mettre un peu de poisson dans le mil, alors oui, sans doute je serais fier de vivre en France.
Si j’avais du, parce que je suis un salaud de catholique, ou une sale fiotte, ou un traître de Hmong, ou un terroriste du PKK, ou un enculé de sidaïque, fuir un pays que j’aime pour me réfugier dans un pays qui m’a fait rêver… Parce que c’est un pays laïc autorisant la liberté de culte, un pays où l’homosexualité est dépénalisée, un pays où les crimes racistes sont punis, un pays où je bénéficie de la liberté d’opinion, de réunion , de manifestation, un pays où, enfin, je peux me soigner, alors oui, je serais fier de vivre en France…
Mais je ne suis français et je ne vis en France que parce que je suis né français et en France. Qu’on ne me demande pas d’être fier d’être né. Cela ne me différencie de personne. Naître est la chose la plus commune du monde et je partage ce privilège aussi avec le plus grand des imbéciles, le plus glorieux salopard, le moindre d’entre nous et le meilleur d’entre eux. Cela ne fera jamais de moi quelqu’un de meilleur quand bien même j’aime ma langue, cette terre, cette culture et cette démocratie que je suis prêt à partager avec quiconque veut bien les aimer comme moi.
Pepe est mort. C’est normal, cela faisait cinquante ans qu’il était vieux. Il avait un siècle en tout. Il a traversé les ans, les guerres, les continents avec une certaine humilité qui sans doute lui a permis de survivre. C’était un homme élégant et suranné, aux habitudes étranges, il portait même un bicorne et une épée. Il se disait homme du XIXéme siècle et s’étonnait de fréquenter enfin le XXIème. On le trouvait certes un peu bizarre. Il nous racontait des histoires d’indiens avec des cow-boys diffus et funestes qui portaient des casques de chantiers et des cravates. Il nous racontait comment le monde avait été créé en nous donnant chaque fois une version différente. Il nous expliquait pourquoi il était important de savoir qu’un mot n’existait pas. Il aimait chacun d’entre nous, ainsi que les chats, et les plantes, et le crépuscule, surtout le crépuscule… Et puis sa bibliothèque dans laquelle nous allions le voir et dans laquelle nous le surprenions au petit matin en train de discuter avec Montaigne. Pepe aimait discuter avec les morts de sa voix voilée, elle aussi, par le crépuscule. Il les a rejoint maintenant.