Hier, ma mère, Ma Dame et moi sommes allés voir un ballet au Zénith de Caen. Le Ballet, le Choeur et l’Orchestre National de Russie jouaient les Carmina Burana, une cantate scénique de Carl Orff, composition qui utilise comme livrets des chants profanes du XIIIe siècle. C’est donc un peu de notre faute. Je reconnais volontiers que mon expérience de la scène en ce qui concerne les musiques savantes occidentales est fort réduite mais quand même, j’ai vu deux opéras dans ma vie.
Bavarian State Library, Munich, Codex Buranus (Carmina Burana) Clm 4660; fol. 1r with the Wheel of Fortune
Dès le parking, j’aurais du me douter de quelque chose, belles bagnoles bien entretenues chargées de vieux jusqu’à la gueule. J’avais déjà remarqué que le public d’opéra n’avait pas forcément le même âge moyen que celui de Black M, mais à ce point ? Alors qu’il y a une canicule par an ? Mais que fait le réchauffement de la planète ?
En salle, la chose se confirme. On se rend compte qu’on appartient à un milieu, à une classe sociale, à une génération, à une coterie, à une secte, à une prison, quand on en sort. Avec Ma Dame, l’un de nos jeux de parvenus de la cause culturelle, lorsque nous sommes au spectacle, est de nous amuser à compter les gens que nous connaissons dans la salle. On s’ennuie comme on peut en attendant le lever de rideau. Il arrive même, par exemple lors d’un spectacle jeune public où toute la mafia socio-cul caennaise emmène ses enfants afin de leur transmettre leur héritage sous forme d’un capital culturel aussi encombrant qu’inutile, que nous préférions compter les gens que nous ne connaissons pas. Ça va plus vite. Et puis, dans ce cas, Ma Dame gagne. Alors, satisfaits d’en être, mais sans savoir exactement de quoi, nous suivons avec passion les trois-quarts d’heure de spectacle où des animaux qui parlent vont faire triompher le bien, le vivre-ensemble et la tolérance. Alors que la girafe était vraiment conne. En repartant, nous embrassons les amis, les copains, les vagues connaissances et parfois, suite à un quiproquo, de parfaits inconnus mais très sympas, tout en tâchant d’éviter les étreintes de leurs boud’choux dont la morve, qui coule de leurs nez, rejoint la bave, qui coule de leurs bouches. Nous repartons heureux d’être nous-mêmes, puisque nous sommes comme les autres, et porteurs inconscients d’un nouveau virus hivernal.
Ici, bien que le Zénith fût grand, bien que la jauge fût pleine, bien que nous fussions arrivés en avance, mon score personnel, en comptant l’entracte, fut de quatre personnes connues dont un des membres du service de sécurité. Et il faut bien l’avouer, je me suis comporté comme un butor. Fasciné par le ballet de première partie, celui des placeuses courant littéralement pour retourner à l’entrée, j’ai complètement ignoré l’usage qui m’a, après observation, paru assez commun d’offrir à la nôtre une pièce bien méritée et qui lui donnât une bonne raison de courir après nous avoir amenés à bon port et à la rangé E7 que nous aurions pu trouver seuls. Je n’ai pas non plus osé demander le programme, j’ignorais qu’on pouvait payer un programme et, après l’avoir appris, je n’avais de toute façon pas dix euros sur moi. Et puis, je cherchais désespérément un visage familier dans la foule, même un vulgaire technicien…
Dieu merci, les lumières s’éteignirent, les rideaux s’écartèrent et retentit la première strophe d’O Fortuna, éclairant ma situation de son livret prophétique :
« Ô Fortune,
comme la Lune
de nature changeante,
toujours croissant
ou décroissant ;
Vie détestable
oppressante
puis aimable
par fantaisie ;
Misère
et puissance
se mêlent comme la glace fondant. »
Je n’avais appris qu’une poignée de minutes avant l’extinction des feux que j’allais assister à un ballet. Je pensais connement que la chose se résumerait à un concert. Je n’avais donc pas pu museler efficacement mon habitus et je dois reconnaître que, comme souvent quand je vois de la danse classique, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement pendant le premier quart d’heure. Un bête réflexe de classe, du à mon inculture, qui se déclenche a peu près à chaque fois qu’un danseur court à petit pas vers les coulisses en laissant traîner ses bras derrière lui comme Jim Carey dans Ace Ventura en Afrique, la scène avec les fléchettes. D’après Ma Dame, qui aime la danse classique et a toujours les mots justes pour me traiter d’imbécile avec toute l’élégance dont elle ne parvient pas à se départir, il faudrait, pour palier à mon manque d’éducation, quelque chose d’équivalent à une suspension temporaire d’incrédulité mais qui serait ici une suspension temporaire d’habitus. A ma décharge, le danseur étoile, sans doute blessé ou épuisé par un rythme de tournée qui aurait fait passer Stakhanov pour un quadrille, peinait énormément et ses grands jetés ressemblaient à ceux qu’exécutent ma fille de 5 ans après trois semaines de danse. Une fois que je suis parvenu à me concentrer sur le reste, le décor digne d’un péplum américain, les danseuses virtuoses, les chanteurs solistes, je dois reconnaître avoir apprécié. Et surtout l’orchestre dont l’interprétation en douceur m’a changé de toutes celles, lyriques et pompières, que j’avais entendues jusqu’ici.
Demeure ce mystère, d’après le programme du Zénith, ce genre de ballet, à plus de 45 boules la place, sur un strapontin à côté des chiottes sous la soufflerie avec quelqu’un sur les genoux, joue très régulièrement entre un concert de Sardou et un one-man-show salade-tomate-oignon d’un comique communautaire français. Il y a donc un public. Qui est-il ? Qu’a-t-il pensé du spectacle ? Où trouve-t-il l’argent ? Comment faire pour épouser sa fille et en hériter après qu’elle sera tombée dans l’escalier ? Je l’ignore…
Porter le chapeau
Tags: Abolition de l'esclavage, Révolutions au salon, Victor Hugo
Je travaille sur Révolutions au salon, spectacle de théâtre musical, qui jouera en mai au Théâtre d’Hérouville. J’ai encore le nez dans mes lectures préparatoires. J’interromps pour une journée la lecture fort distrayante des Mémoires d’Hector Berlioz pour me pencher sur l’année 1848 dans le Choses vues de Victor Hugo.
Je peine à l’ouvrage. Je suis presque sourd depuis trois semaines et n’arrive pas à entendre correctement le répertoire proposé. C’est pourtant lui qui structure la pièce. Puis, je me rends compte avec un mois de retard d’une énorme bourde historique dans la plaquette de présentation. J’ai confondu la Garde Nationale et la Garde Municipale. Pendant les journées de février 1848, la première a protégé le peuple, la seconde a tiré sur la foule. La première a donné ses fusils pour que le peuple arrache les leurs à la seconde. La première était réformiste, la seconde meurtrière. Je cherche encore une excuse valable et n’en trouve aucune.
Heureusement, il y a le plaisir toujours renouvelé de Hugo et cette amusante note sur l’abolition de l’Esclavage, l’un des rares titres de gloire de la IIe République :
“Mai.
La proclamation de l’abolition de l’esclavage se fît à la Guadeloupe avec solennité. Le capitaine de vaisseau Layrle, gouverneur de la colonie, lut le décret de l’Assemblée du haut d’une estrade élevée au milieu de la place publique et entourée d’une foule immense. C’était par le plus beau soleil du monde.
Au moment où le gouverneur proclamait l’égalité de la race blanche, de la race mulâtre et de la race noire, il n’y avait sur l’estrade que trois hommes, représentant pour ainsi dire les trois races : un blanc, le gouverneur ; un mulâtre qui lui tenait le parasol ; et un nègre qui lui portait son chapeau.”
Les armoires de ma grand-mère/Derniers jeux avant grandir
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J’ai beaucoup d’amis et de connaissances qui, comme moi, ont été frappés par cette malédiction qui nous oblige, après avoir composé un morceau, écrit un texte ou pris une photo à montrer ce travail à un public indifférent. C’est souvent embarrassant parce que je fais moi-même partie du public et que l’amitié m’oblige à avoir un avis sur le travail des copains alors qu’on le sait, la vocation ne fait pas toujours le talent, ni l’amitié la complaisance.
Pourtant, certains travaux de copains me touchent et oui, j’aime la musique de GaBlé, les dessins de Trefex, la prose de Yo du Milieu, les films de Yannick Lecoeur sans pourtant croire que les relations coupables plus ou moins amicales que nous entretenons par ailleurs m’ont aveuglé sur la qualité de leur travail.
Pour m’éviter les scènes pénibles qui démarrent sur cette question : “Alors, tu en penses quoi ?”, j’essaie de suivre le boulot des copains à distance et passe ainsi pour un insupportable snob, un prétentieux, un fat.
Je suivais donc le travail de Leïla Fréger de loin. L’un de ses films m’avait suffisamment interrogé pour susciter ma curiosité. Et je dois reconnaître que j’adore Leïla comme modèle. Elle a même posé pour Les Femmes-Objets où elle interprète, entre autres, Nyx et a inspiré le texte qui illustre la photo. Leïla a un visage grec qui prend aussi bien les airs vénérables des statues de marbre blanc aux membres brisées que les ombres douces d’une féminité fugace. Il y a de l’antique et de l’enfance dans ces visages qu’elle arbore successivement et que les photographes capturent.
Depuis quelques jours, elle expose dans les couloirs du Lux, des photographies troublantes regroupées sous ce nom Les armoires de ma grand-mère/Derniers jeux avant grandir. On la voit arriver dans la maison de sa grand-mère, seul endroit encore préservé de son passé, seul lieu qui correspond exactement au souvenir de ses jeux, berceau où l’outrage du temps ne se résume qu’à une légère couche de poussière qui seule voile l’éternité de l’enfance. Elle vide les armoires et joue une dernière fois, se déguisant en exploratrice, en résistante armée d’un Flytox, en chanteuse de salle de bain, un sèche cheveux en guise de micro, recréant le surréalisme naïf de l’âge tendre où la passion fait réalité. Elle y imite sa grand-mère dans des mises en scène tantôt candides, faisant sécher une collection innombrable de lunettes de soleil sur une corde à linge, tantôt profondes quand, le regard levé vers le ciel d’une photo de mariage, elle reproduit avec ses mains l’étreinte des époux qui ne sont plus.
Les intérieurs sont découpés en cadres familiers : armoires, embrasures de porte, étagères et miroirs bornent les différents territoires des intimités superposées. On devine à travers les mises en scène de l’intimité de Leïla, celles de sa grand-mère et de sa famille. Les papiers peints vieillots, décorations que l’habitude a fini par rendre imperceptibles, par la focalisation que provoque le cadre de la photo, retrouvent leurs couleurs chatoyantes et leurs motifs rococos. L’oeil fini par s’attarder sur le détail, créant cette suspension qui est exactement celle du souvenir.
C’est simple, beau et touchant.
Et, derrière l’apparence légère des photos d’une adulte qui rejoue son enfance une dernière fois, on devine une seconde histoire, celle de la filiation féminine, de la transmission familiale, de la construction de soi : d’un devenir femme A travers les différents déguisements de l’enfance que porte pour la dernière fois Leïla se dessinent les vies possibles de l’adulte en devenir et le choix qu’a finalement fait Leïla de devenir qui elle est.
Blaise Nada est le premier sous-homme-objet construit par le mouvement féministe : le Front de Libération des Femmes-Objets. Ce mouvement participait à leur émancipation en créant des colonies de femmes-objets interdites aux hommes. Elles étaient volées à leurs propriétaires puis piratées par des informaticiennes militantes du Front de Libération afin de les rendre indociles. Elles retrouvaient alors une autonomie complète, loin de l’exploitation domestique et sexuelle. Les femmes-objets sont encore les uniques habitantes de ces colonies, sociétés souveraines, égalitaires et industrieuses qui constituent un modèle pour le féminisme radical.
Le Front de Libération des Femmes-Objets a fabriqué plusieurs modèles de sous-hommes-objets, les Nada. Les Nada avaient deux fonctions. Leur fabrication servait à dénoncer l’aspect sexiste de la construction d’individus-objets qui ne soient que des femmes, en construisant des modèles homme. Ils permettaient également au Front de bénéficier d’une main d’œuvre logistique, bénévole et disciplinée, pour lutter contre la vente et l’asservissement des femmes-objets.
Blaise Nada a les capacités sociales et l’intelligence sommaire d’un enfant de huit ans. Sa créatrice, grande amoureuse de littérature l’a pourtant doté, pour son propre plaisir, de capacités sexuelles et langagières hors du commun. Finalement lassée, elle l’a ensuite elle-même reprogrammé et émancipé au moment des conflits entre les colonies de femmes-objets et le Front de Libération des Femmes-Objets. Il poursuit depuis une carrière littéraire discrète. Il vit en périphérie de la plus importante colonie de France où il reçoit les visites nocturnes de femmes-objets. Il aime ne rien faire assis sur un coin d’herbe, écrire sur commande et faire l’amour à la demande.
Pleure, ô pays bien-aimé
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A peine sommes-nous descendus Plaça de Catalunya, que nous nous faisons accoster par un de ces clochards souriants et volubiles qui va nous accompagner tout le long de la Rambla. Le regard clair et les mains noires, il ressemble à un mineur tout juste revenu du charbon et parvient à me taper un clope. Ravi, il nous fait l’article dans un mélange d’espagnol, de catalan et de français en me tapant sur le bras. “Barcelone ? C’est mon ville !” Ma Dame, un peu plus loin, se tient sur la réserve ; entre la caution et la location, elle se balade avec une somme en liquide qui incite à la retenue et à la prudence. Surtout face aux clochards volubiles.
Je retrouve, quant à moi, ce que j’aime dans les villes espagnoles (et méditerranéennes, en général) ce mélange pacifique de populations dans une même rue. Cela existe bien sûr dans toutes les grandes villes, mais ici, il y a une indolence en plus qui change tout. On ne passe pas dans la rue que pour le travail ou les achats avec cet air pressé de l’occidental qui va gagner ou claquer du pognon. On y vit, les enfants y jouent, les anciens s’y promènent en fin d’après-midi, il y a des kiosques un peu partout et c’est souvent là qu’on apprends à aimer. (C’est le paradoxe des pays catholiques qui exposent publiquement les amours adolescentes qu’ils ne pourraient décemment pas accueillir à leurs domiciles.)
Et puis le soir, ce subtil changement par rapport à mon souvenir. Très peu de dealers sur les places, ou alors d’une discrétion exemplaire. Quant aux prostituées… Elles ont pour interdiction de racoler depuis quelques mois. Elles sont toujours sur l’artère principale de notre quartier, mais ne parlent plus qu’à leurs téléphones. La rumeur de la rue espagnole, ce chaos de conversations, de surprises des retrouvailles éclatant en feu d’artifice de jurons, de chants d’ivrognes, de cris d’enfants, de rires qui lézardent les nuits est plus bas (bon, nous ne sommes que lundi…) bien que, comme le relève Ma Dame avec cette capacité bien à elle d’avoir dans le ton ce mélange d’admiration pour ma constance et de dérision pour mes obsessions “En te baladant au hasard, tu nous as instinctivement emmené dans le quartier le plus craignos et l’ancien quartier des putes.” Shilo, français expatrié à Barcelone, notre guide d’un soir, nous donne une explication en forme d’anecdote.
Nous arrivons sur une belle place triangulaire :
“Avant, on l’appelait la plaza del tripi, parce qu’on venait y faire son petit voyage. Il avait beaucoup de petits voyous, on pouvait y acheter du shit et on y fumait son joint en faisant son petit tripi dans sa tête. Puis la municipalité y a installé des caméra de surveillances et a cassé les marches qu’il y avait au milieu de la place. Avant, il y avait des gens assis toute la journée et toute la nuit. Maintenant…”
Maintenant, il y a un petit jardin d’enfant avec deux mecs de la rue qui se demandent ce qu’ils font là. Et une affreuse statue. Et une jolie place vide.
“C’est le premier endroit public extérieur qui a bénéficié de la vidéosurveillance en Espagne. Vous savez comment s’appelle la place, en vrai ?
– Non… (Pour le touriste, l’ignorance est une qualité. C’est elle qui provoque l’agrément de la surprise permanente et qui permet que tout ce qui est inconnu devienne, comme par définition, exotique. Etre ignorant sert à pousser des oh ! et des ah ! d’admiration et de satisfaction devant la beauté du monde et des congés payés.)
– Place George Orwell… ça ne s’invente pas.”
Puis nous allons boire des bière en disant du mal du Parti Populaire, en écoutant des anecdotes terrifiantes sur la crise et, pour ma part, en regrettant qu’ici aussi, dans un endroit où la liberté était moins ancienne, et donc moins mesurée, moins pingre qu’ailleurs, les imbéciles parviennent quand même à lui donner cet air triste qu’elle a déjà chez nous.
Compromis, choses dûes
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L’amour partagé n’est pas un état, c’est simplement une fêlure dans la triste condition de chacun. Une interruption temporaire de la solitude et de l’effroi. Une pause sur le champ de bataille de l’humanité fasse à la mort. Chaque année, les victimes sont de plus en plus nombreuses et toujours dans notre camps. C’est l’illusion merveilleuse du bal au milieu des tranchées.
J’aurais voulu danser un peu ces deux semaines. Faire quelques pas de deux, un paso noble ou une bourrée, qu’importe, mais je m’ennuie au bal et passent les ballets. On connait la chorégraphie et que le pas soit lourd ou aérien, il y a toujours moyen de trouver une partenaire. Mais il faut alors faire des promesses, ne pas s’arrêter en chemin, sinon, n’est-ce pas, on est une allumeuse…
L’amour partagé est un contrat tacite scellé d’un baiser. Et je ne veux baiser que toi.
(… Bien plus tard…)
Je vais te faire les vraies promesses, mon amour, celles que je ne pourrai jamais trahir, de celles que tous ceux qui s’aiment devrait se faire, avant d’entamer les libations. Je ne te parlerai pas de toujours, de jamais, d’assistance, de fidélité, d’éternité. Je ne te ferai pas de serments par coeur, mon amour, non… évoquons plutôt le futur que le conditionnel… je te parlerai des serrements de coeur. Je ne soumettrai pas mes promesses aux tiennes. Je m’engage librement et totalement. Quoique tu fasses, mon amour, je m’engage à te faire souffrir.
Je te promets que nos étreintes du jour seront les brises de demain. Ton corps désarticulé dans un lit sépulcral, ne sachant contre qui ou quoi se lover, pantin dérisoire dont la vie ne tiendra qu’à un sans fil, quand je ne rentrerai plus. Tu sauras alors ce que sont les beaux draps et le linceul.
Je te promets que nos baisers du jour seront les poisons de demain quand tu y sentiras l’haleine d’une autre ou mon dernier souffle.
Je te promets que chacune de mes caresses t’écorchera un jour, te creusant comme j’avais creusé tes intimités, remplaçant la volupté par la douleur et le désir inassouvi, te faisant pleurer les orifices, te les faisant saigner inexplicablement… Je te promets d’enlever ta peau et de mettre chacun de tes nerfs à l’air vif.
Je te promets que tu voudras te crever les yeux chaque fois que tu me chercheras du regard et que tu verras un étranger, un indifférent, un salaud.
Je te promets que tu vas en baver, que tu prendras des coups, mon amour, des mauvais coups, des sales coups, et puis un gros coup de vieux… Ton corps que j’aurais sculpté chaque jour de mes mains, pour qu’il se tienne ferme et droit, s’affaissera, s’effondrera, se recroquevillera sous les coups de tête, les coups de poing, les coups bas, les coups de feu, mes quatre cents coups et tu ne seras plus bonne qu’à gésir.
Je te promets que, de toute cette vie que nous avons tissée ensemble, ne resteront que des vestiges qui donneront le goût de putréfaction aux plats que nous partagions, qui terniront les lieux aimés, qui trahiront les complicités et que rien de ce qui fut heureux ne le restera tout à fait.
Tu as ma parole, mon amour, et c’est tout ce qui te restera. Cette certitude qu’un jour, au moins, je ne t’aurais pas menti.
Alors seulement, quand tu auras supporté cela, tu pourras dire que tu as aimé.
Alors seulement, tu pourras chercher dans d’autres bras la consolation. Mais ils t’aimeront moins que moi… Ou alors, il te faudra savoir que tu souffriras un jour à nouveau, d’égale façon.
Message personnel
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Je t’aime, mec.
Prends-ton temps, ça sera toujours un plaisir…
Le pré carré
Tags: Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité, Livre
Voilà que j’ouvre enfin Le Livre de l’intranquillité à la première page. J’en connais quelques citations superbes, et je l’ai feuilleté plusieurs fois avec plaisir en y piochant une espèce de poésie dérisoire et sensible avec beaucoup de plaisir. De Pessoa ou de la littérature lusophone en général, je ne sais rien. Je commence ma lecture presque vierge de toute idée autre que celles que j’ai lues dans ce livre.
Et voilà qu’un hors texte signé de trois personnes intelligentes contrôle mon entrée dans le livre. J’ai une casquette, des baskets, il n’est pas dit qu’on me laisse entrer comme ça. A l’intérieur de la boîte de nuit, on s’éclate entre gens bien qui savent ce que l’on doit savoir, pensent ce que l’on doit penser, écrivent ce qui doit s’écrire de Pessoa et de son livre. Et les videurs de la boîte, les muscles gonflés de leur bagage, me tiennent en dehors du texte pour m’expliquer que je dois enlever ma casquette et mes baskets et être bien poli.
J’aime de moins en moins cette façon qu’on a de garder les chefs-d’oeuvre derrière un rempart historique, culturel, hagiographique, critique que je dois franchir à chaque fois que je m’attaque à un classique.
Surtout que dans le cas des chefs-d’oeuvre, le hors-texte n’arrive presque jamais à la cheville du texte. Le marchepied est trop bas.
Et puis cette façon, de disséquer précisément le cadavre de Vénus – les aiguilles plantées dans sa peau écorchée, dans l’odeur des conservateurs – avant qu’on ait pu la lire, la voir, la humer pour de vrai me semble l’affaire des nécrophiles plutôt que la mienne…
La campagne se résume pour mes amis citadins à deux assertions qui se veulent définitives et qui condamnent par avance les lieux. Chaque fois que je leur parle de la maison, ils me disent : “C’est loin !” et quand je leur montre le jardin, ils me disent : “C’est du boulot !”
C’est loin… Certes, comme tous les lieux d’ailleurs. Je vais enfoncer la palissade ouverte : les lieux sont loin par définition. Quand vous vous trouvez en un lieu, vous êtes de fait éloigné des autres. La question est plus, loin de quoi ? Je me trouve quant à moi plus proche. Je me heurtais l’autre jour à ces leçons de choses que je dispense presque malgré moi au Petit Bouddha et à Ma Demoiselle dans ce fameux jardin. Je leur montrais, sur une mauvaise herbe, la gangrène noire des colonies de pucerons sur lesquelles des fourmis venaient recueillir le miellat. Le doigt précepteur et le ton docte pourtant, leur indifférence n’en était que plus éclatante : le petit Bouddha se passionne bien plus pour le transport de gravier et Ma Demoiselle pour les corolles virginales des marguerites. Mais cela compte pour moi d’être proche de ces pucerons et de ces fourmis, de l’immensité du ciel, de l’odeur de la terre après la pluie, du ballet des hirondelles et de la promesse des vignes. De quoi suis-je éloigné alors de nécessaire ? De la ville, l’utérus dans lequel il ne fait jamais nuit, dont les cordons ombilicaux fixés à mes yeux, ma bouche, mes oreilles, mon anus et mon sexe me remplissent et me vident continûment. Ce va et vient constant des canaux urbains, des égouts, des rues et du réseau fait de la ville une mère infiniment aimante, parfaitement nourricière, dont on ne peut ou veut plus se détacher. S’en éloigner est insupportable… Plus en tout cas que d’imaginer que la ville est tout à fait le contraire, qu’elle est d’abord anthropophage, qu’elle crée une satiété illusoire pour pouvoir mieux se nourrir de ses petits qu’elle gave. Qu’elle est allumée jour et nuit pour pousser ses enfants à travailler 24h00 sur 24h00 à son expansion. Et qui les abandonne sur des cartons quand ils ne sont plus capables de suivre le labeur permanent. La ville est le trou noir de l’espèce humaine, leur centre de gravité. Et Dieu, qu’ils sont graves, les citadins !
C’est du boulot… Je regarde le jardin qui n’en fait qu’à ses têtes. Les framboisiers s’écroulent sous leur propre poids, les merles pillent les cerises, les fraisiers sèchent dans la serre et l’herbe, ou plutôt la multitude d’herbacées, de graminées et de plantes à fleur que l’on réduit au nom d’herbe, fera bientôt la hauteur de ma fille. Il m’a fallu deux heures pour nettoyer à la fourche et à la serfouette un petite parcelle du potager dans laquelle des arbres commençaient à pousser. J’en suis encore à opposer au travail constant du soleil et de la pluie des efforts épars et désordonnés dont l’inefficacité est tout à fait réelle… J’ahane, je force, je fais violence à la terre et à moi-même. C’est du boulot… C’est sûr… C’est surtout une excellente excuse pour être dehors, sous le soleil, à transpirer pour soi. Puis peut-être s’asseoir et apprendre à lire ce jardin bien avant que d’y écrire mes propres légumes. Cela me prendra quelques années pour trouver ce même rythme indolent et robuste que font l’alternance des jours, des saisons et des gestes paysans.
Les marguerites transpercent la pelouse ? Cela ne les empêche pas de le faire avec grâce et sans doute quand j’aurai enfin les moyens de me payer une tondeuse les contournerais-je en tâchant d’avoir dans le geste la même délicatesse qu’elles ont à dresser sur un tige incroyablement fine, presque fragile, les petits soleils que le grand a déposé chez moi.
Bucolisme aigu
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– Alors ? T’es content ? Ca se passe bien ?
– Yep. La nuit est immense, noire et silencieuse, je dors du sommeil du juste alors que je ne le mérite pas. Le jardin est immense lui aussi, j’ai beau expliquer aux ramiers, au moineaux et aux rougequeues que je suis le nouveau propriétaire, ils font comme si de rien n’était et quand ils volent, ils me regardent de haut. On a reçu des copains et passé la journée dehors pendant que les gamins faisaient des allers retours, revenant chaque fois plus sales et plus hilares. De ce côté, tout va bien.
Je m’essaye au jardinage avec des résultats à la hauteur de mes compétences, c’est à dire à peu près nuls. Mes tomates ne germent pas… Je me renseigne pourtant, mais me heurte d’une part à un vocabulaire technique qui ferait passer l’informatique pour un repère d’analphabètes et d’autre part à un manque d’outil inquiétant. Il semblerait que les outils ne poussent pas naturellement dans les jardins. Bon, j’en ai récupéré quelques uns, mais je ne sais comment m’en servir. Pour l’instant, je m’entraîne à reconnaître de quel côté se trouve le manche. Heureusement que l’ancien avait fait des semis corrects avant son départ. Nous avons, grâce à lui, partagé deux fraises à trois dans un silence religieux et en remerciant le Seigneur pour la manne céleste qu’il nous offrait.
Je me suis pris quinze jours de vacances pour installer (un peu) la maison et pour rien branler (beaucoup). J’ai apprécié la solitude profonde de la campagne, surtout que nous n’avions ni téléphone ni internet. On récupère ça bientôt, à mon grand dam. Comme c’est moi qui doit aller chercher le modem, je crois que je vais m’arranger pour le perdre.