Pleure, ô pays bien-aimé
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A peine sommes-nous descendus Plaça de Catalunya, que nous nous faisons accoster par un de ces clochards souriants et volubiles qui va nous accompagner tout le long de la Rambla. Le regard clair et les mains noires, il ressemble à un mineur tout juste revenu du charbon et parvient à me taper un clope. Ravi, il nous fait l’article dans un mélange d’espagnol, de catalan et de français en me tapant sur le bras. “Barcelone ? C’est mon ville !” Ma Dame, un peu plus loin, se tient sur la réserve ; entre la caution et la location, elle se balade avec une somme en liquide qui incite à la retenue et à la prudence. Surtout face aux clochards volubiles.
Je retrouve, quant à moi, ce que j’aime dans les villes espagnoles (et méditerranéennes, en général) ce mélange pacifique de populations dans une même rue. Cela existe bien sûr dans toutes les grandes villes, mais ici, il y a une indolence en plus qui change tout. On ne passe pas dans la rue que pour le travail ou les achats avec cet air pressé de l’occidental qui va gagner ou claquer du pognon. On y vit, les enfants y jouent, les anciens s’y promènent en fin d’après-midi, il y a des kiosques un peu partout et c’est souvent là qu’on apprends à aimer. (C’est le paradoxe des pays catholiques qui exposent publiquement les amours adolescentes qu’ils ne pourraient décemment pas accueillir à leurs domiciles.)
Et puis le soir, ce subtil changement par rapport à mon souvenir. Très peu de dealers sur les places, ou alors d’une discrétion exemplaire. Quant aux prostituées… Elles ont pour interdiction de racoler depuis quelques mois. Elles sont toujours sur l’artère principale de notre quartier, mais ne parlent plus qu’à leurs téléphones. La rumeur de la rue espagnole, ce chaos de conversations, de surprises des retrouvailles éclatant en feu d’artifice de jurons, de chants d’ivrognes, de cris d’enfants, de rires qui lézardent les nuits est plus bas (bon, nous ne sommes que lundi…) bien que, comme le relève Ma Dame avec cette capacité bien à elle d’avoir dans le ton ce mélange d’admiration pour ma constance et de dérision pour mes obsessions “En te baladant au hasard, tu nous as instinctivement emmené dans le quartier le plus craignos et l’ancien quartier des putes.” Shilo, français expatrié à Barcelone, notre guide d’un soir, nous donne une explication en forme d’anecdote.
Nous arrivons sur une belle place triangulaire :
“Avant, on l’appelait la plaza del tripi, parce qu’on venait y faire son petit voyage. Il avait beaucoup de petits voyous, on pouvait y acheter du shit et on y fumait son joint en faisant son petit tripi dans sa tête. Puis la municipalité y a installé des caméra de surveillances et a cassé les marches qu’il y avait au milieu de la place. Avant, il y avait des gens assis toute la journée et toute la nuit. Maintenant…”
Maintenant, il y a un petit jardin d’enfant avec deux mecs de la rue qui se demandent ce qu’ils font là. Et une affreuse statue. Et une jolie place vide.
“C’est le premier endroit public extérieur qui a bénéficié de la vidéosurveillance en Espagne. Vous savez comment s’appelle la place, en vrai ?
– Non… (Pour le touriste, l’ignorance est une qualité. C’est elle qui provoque l’agrément de la surprise permanente et qui permet que tout ce qui est inconnu devienne, comme par définition, exotique. Etre ignorant sert à pousser des oh ! et des ah ! d’admiration et de satisfaction devant la beauté du monde et des congés payés.)
– Place George Orwell… ça ne s’invente pas.”
Puis nous allons boire des bière en disant du mal du Parti Populaire, en écoutant des anecdotes terrifiantes sur la crise et, pour ma part, en regrettant qu’ici aussi, dans un endroit où la liberté était moins ancienne, et donc moins mesurée, moins pingre qu’ailleurs, les imbéciles parviennent quand même à lui donner cet air triste qu’elle a déjà chez nous.