Sabines a le visage que lui prête celui qui l’aime ou la désire. Chacun en ferait une description différente qui serait à l’image de ses propres sentiments ou de ses propres fantasmes envers elle. Sans doute, ses yeux sont marrons, mais ils prennent autant de nuances qu’elle a de prétendants. Le châtain de ses cheveux paraît alternativement blond ou brun en fonction des préférences masculines. Malgré sa taille inchangée, elle paraît petite au protecteur et grande à l’admirateur. Pour l’indifférent, elle est de taille moyenne.
Sabines n’a nul besoin de miroir chez elle (elle n’a d’ailleurs pas vraiment besoin d’un chez elle). Elle se maquille devant le reflet des yeux écarquillés de celui qui la contemple. Comme son visage change, son maquillage aussi. Beauté sans fard, discrète ne soulignant que délicatement ses traits ou catin outrancière et débordante, elle n’est que le reflet du regard d’un autre, d’une prunelle tour à tour bienveillante ou malintentionnée.
Sabines, ne sachant à qui se donner, s’offre à chacun et se prête à tout. Il lui suffit d’être désirée pour se donner entière. Elle a déjà eu mille vies. Et elle passe d’une lune de miel princière dans un hôtel Art Nouveau, gorgée d’amour et de tendresse, à une sodomie brutale dans un chiotte sordide, une main plaquée sur sa bouche et ses larmes, avec la même gentillesse, avec la même douceur, avec la même abnégation. Que voulez-vous ? Elle aime plaire. Veut être aimé. A tout prix. Même au sien.
Le seul signe qui mettrait d’accord les hommes de Sabines sur son physique, la seule marque qui lui appartienne en propre et qui permet de la reconnaître ,alors même que l’on ne l’aime plus, est l’étrange scarification qu’elle porte sous le coeur et à l’intérieur de la cuisse droite. Quatre traits verticaux barrés de biais par un cinquième. Comme les prisonniers, Sabines tient les comptes de ses captivités. Quand elle aime, elle, elle compte.
Cinq hommes lui ont brisé le coeur, c’est bien trop. Ce sont les cinq traits qu’elle porte sous sa poitrine.
Cinq hommes ont su la faire jouir jusqu’à en pleurer, ce ne sera jamais assez. Ce sont les cinq cicatrices qu’elle porte sur la cuisse.
Pour chacun d’eux, elle s’est entaillée la chair afin de conserver en elle à jamais un souvenir qui sinon disparaîtrait sous l’amoncellement de ses aventures. A une amie qui lui demandait des explications, elle assura que les cinq briseurs de coeur étaient aussi les amants de sa cuisse, chacun méritant deux scarifications. A un amant qui s’étonnait de ses cicatrices, elle dit tout à fait le contraire. Elle avait dit à chacun ce qu’il voulait entendre, pour ne pas déplaire. Et personne ne connaît la vérité à ce sujet.
Elle n’est personne sans amour. Elle se croit invisible si elle n’est pas admirée. Sans caresse, son corps s’écroule. Elle ne croit penser que si on lui parle. Elle mourrait si l’on ne lui donnait vit. Elle n’agit que pour plaire. Elle est toujours prévenante, conciliante, complaisante. Elle veut être toujours aimable pour être toujours aimée. Elle boit avec le buveur et cuisine pour le gourmand. Elle dort avec l’indolent et veille avec le luxurieux. Elle est généreuse avec le prodigue, comme avec l’avare. Elle est fidèle tant qu’on l’aime, même si elle couche à droite à gauche… On fini par la quitter à force de ne plus la voir. Elle a plusieurs histoires d’amour simultanées ainsi que quelques amants…
Elle passe alternativement pour une salope ou pour une sainte. Les hommes n’ont pas beaucoup d’imagination en ce qui concerne les femmes.
Sabines croit suivre son désir ; elle ne fait que se soumettre à celui des autres. Les autres imaginent la soumettre à leurs désirs ; jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’elle ne fait que suivre le sien, de lits en lits. Ils se rencontrent sur un malentendu et se quittent de la même façon. Personne n’y comprend rien.
Elle ne sait pas si elle est heureuse. Elle se sent coupable. Elle ne sait pas si elle est heureuse. Sauf, peut-être, quand, le regard plein d’amour et la voix de passion, on le lui ordonne. Que voulez-vous ? Elle aime plaire.
Malencontreusement née à Narvik, au sud de la Laponie, elle croyait être la seule de son village à avoir toujours froid. Elle s’était passionnée dès l’enfance pour une Afrique chaleureuse et équatoriale, faite de livres illustrés, de photos de négus découpées dans la presse et de petits animaux de bois, zèbres, lions, antilopes, qui dormaient la nuit près du poêle. Devenue héritière, parce que les bons comptes font les contes de fée modernes, elle se passionna pour l’éléphant d’Afrique loxodonta africana, dont les défenses monumentales, les oreilles magistrales et le pas débonnaire lui réchauffaient le coeur lorsqu’il ne faisait presque plus jour pendant des mois.
Elle en importa trois dans son jardin — un mâle, une femelle et leur petit — Tiril, Anja et Lars, car c’était un temps où les espèces n’étaient pas protégées et où le commerce était florissant. Elle les regardaient le soir dans la pénombre se tenir debout au fond du jardin. Leurs grandes ombres, à contre-nuit, soulignait l’horizon de leur dos rond, comme des montagnes se promenant la nuit venue pour ne pas que les hommes voient qu’il leur arrive aussi de se dégourdir les jambes.
Ils moururent de froid, de faim et de maladies exotiques qui laissaient le vétérinaire aussi pensif que grassement payé. Il repartait vers les rennes, les yeux au ciel et les poches pleines.
Elle continua d’importer des éléphants qui mouraient dans son jardin avec la constance tranquille des bêtes de somme. Sondre, Katherine, Magnus, Jakob, Sveinung… Elle se lamentait, se disait que sa vie n’avait plus de sens, songeait au suicide mais préférait s’automutiler. Le suicide, parfois, ça ne se rate pas et sait-on jamais…
Et, au bout de tant d’holocauste, elle se rendit compte qu’elle avait donné vie à une fable et qu’à Narvik, au sud de la Laponie, au nord de la Norvège, se trouvait, au fond d’un jardin, le légendaire cimetière des éléphants de son enfance. Elle était enfin heureuse.
Compromis, choses dûes
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L’amour partagé n’est pas un état, c’est simplement une fêlure dans la triste condition de chacun. Une interruption temporaire de la solitude et de l’effroi. Une pause sur le champ de bataille de l’humanité fasse à la mort. Chaque année, les victimes sont de plus en plus nombreuses et toujours dans notre camps. C’est l’illusion merveilleuse du bal au milieu des tranchées.
J’aurais voulu danser un peu ces deux semaines. Faire quelques pas de deux, un paso noble ou une bourrée, qu’importe, mais je m’ennuie au bal et passent les ballets. On connait la chorégraphie et que le pas soit lourd ou aérien, il y a toujours moyen de trouver une partenaire. Mais il faut alors faire des promesses, ne pas s’arrêter en chemin, sinon, n’est-ce pas, on est une allumeuse…
L’amour partagé est un contrat tacite scellé d’un baiser. Et je ne veux baiser que toi.
(… Bien plus tard…)
Je vais te faire les vraies promesses, mon amour, celles que je ne pourrai jamais trahir, de celles que tous ceux qui s’aiment devrait se faire, avant d’entamer les libations. Je ne te parlerai pas de toujours, de jamais, d’assistance, de fidélité, d’éternité. Je ne te ferai pas de serments par coeur, mon amour, non… évoquons plutôt le futur que le conditionnel… je te parlerai des serrements de coeur. Je ne soumettrai pas mes promesses aux tiennes. Je m’engage librement et totalement. Quoique tu fasses, mon amour, je m’engage à te faire souffrir.
Je te promets que nos étreintes du jour seront les brises de demain. Ton corps désarticulé dans un lit sépulcral, ne sachant contre qui ou quoi se lover, pantin dérisoire dont la vie ne tiendra qu’à un sans fil, quand je ne rentrerai plus. Tu sauras alors ce que sont les beaux draps et le linceul.
Je te promets que nos baisers du jour seront les poisons de demain quand tu y sentiras l’haleine d’une autre ou mon dernier souffle.
Je te promets que chacune de mes caresses t’écorchera un jour, te creusant comme j’avais creusé tes intimités, remplaçant la volupté par la douleur et le désir inassouvi, te faisant pleurer les orifices, te les faisant saigner inexplicablement… Je te promets d’enlever ta peau et de mettre chacun de tes nerfs à l’air vif.
Je te promets que tu voudras te crever les yeux chaque fois que tu me chercheras du regard et que tu verras un étranger, un indifférent, un salaud.
Je te promets que tu vas en baver, que tu prendras des coups, mon amour, des mauvais coups, des sales coups, et puis un gros coup de vieux… Ton corps que j’aurais sculpté chaque jour de mes mains, pour qu’il se tienne ferme et droit, s’affaissera, s’effondrera, se recroquevillera sous les coups de tête, les coups de poing, les coups bas, les coups de feu, mes quatre cents coups et tu ne seras plus bonne qu’à gésir.
Je te promets que, de toute cette vie que nous avons tissée ensemble, ne resteront que des vestiges qui donneront le goût de putréfaction aux plats que nous partagions, qui terniront les lieux aimés, qui trahiront les complicités et que rien de ce qui fut heureux ne le restera tout à fait.
Tu as ma parole, mon amour, et c’est tout ce qui te restera. Cette certitude qu’un jour, au moins, je ne t’aurais pas menti.
Alors seulement, quand tu auras supporté cela, tu pourras dire que tu as aimé.
Alors seulement, tu pourras chercher dans d’autres bras la consolation. Mais ils t’aimeront moins que moi… Ou alors, il te faudra savoir que tu souffriras un jour à nouveau, d’égale façon.