Hier, ma mère, Ma Dame et moi sommes allés voir un ballet au Zénith de Caen. Le Ballet, le Choeur et l’Orchestre National de Russie jouaient les Carmina Burana, une cantate scénique de Carl Orff, composition qui utilise comme livrets des chants profanes du XIIIe siècle. C’est donc un peu de notre faute. Je reconnais volontiers que mon expérience de la scène en ce qui concerne les musiques savantes occidentales est fort réduite mais quand même, j’ai vu deux opéras dans ma vie.
Bavarian State Library, Munich, Codex Buranus (Carmina Burana) Clm 4660; fol. 1r with the Wheel of Fortune
Dès le parking, j’aurais du me douter de quelque chose, belles bagnoles bien entretenues chargées de vieux jusqu’à la gueule. J’avais déjà remarqué que le public d’opéra n’avait pas forcément le même âge moyen que celui de Black M, mais à ce point ? Alors qu’il y a une canicule par an ? Mais que fait le réchauffement de la planète ?
En salle, la chose se confirme. On se rend compte qu’on appartient à un milieu, à une classe sociale, à une génération, à une coterie, à une secte, à une prison, quand on en sort. Avec Ma Dame, l’un de nos jeux de parvenus de la cause culturelle, lorsque nous sommes au spectacle, est de nous amuser à compter les gens que nous connaissons dans la salle. On s’ennuie comme on peut en attendant le lever de rideau. Il arrive même, par exemple lors d’un spectacle jeune public où toute la mafia socio-cul caennaise emmène ses enfants afin de leur transmettre leur héritage sous forme d’un capital culturel aussi encombrant qu’inutile, que nous préférions compter les gens que nous ne connaissons pas. Ça va plus vite. Et puis, dans ce cas, Ma Dame gagne. Alors, satisfaits d’en être, mais sans savoir exactement de quoi, nous suivons avec passion les trois-quarts d’heure de spectacle où des animaux qui parlent vont faire triompher le bien, le vivre-ensemble et la tolérance. Alors que la girafe était vraiment conne. En repartant, nous embrassons les amis, les copains, les vagues connaissances et parfois, suite à un quiproquo, de parfaits inconnus mais très sympas, tout en tâchant d’éviter les étreintes de leurs boud’choux dont la morve, qui coule de leurs nez, rejoint la bave, qui coule de leurs bouches. Nous repartons heureux d’être nous-mêmes, puisque nous sommes comme les autres, et porteurs inconscients d’un nouveau virus hivernal.
Ici, bien que le Zénith fût grand, bien que la jauge fût pleine, bien que nous fussions arrivés en avance, mon score personnel, en comptant l’entracte, fut de quatre personnes connues dont un des membres du service de sécurité. Et il faut bien l’avouer, je me suis comporté comme un butor. Fasciné par le ballet de première partie, celui des placeuses courant littéralement pour retourner à l’entrée, j’ai complètement ignoré l’usage qui m’a, après observation, paru assez commun d’offrir à la nôtre une pièce bien méritée et qui lui donnât une bonne raison de courir après nous avoir amenés à bon port et à la rangé E7 que nous aurions pu trouver seuls. Je n’ai pas non plus osé demander le programme, j’ignorais qu’on pouvait payer un programme et, après l’avoir appris, je n’avais de toute façon pas dix euros sur moi. Et puis, je cherchais désespérément un visage familier dans la foule, même un vulgaire technicien…
Dieu merci, les lumières s’éteignirent, les rideaux s’écartèrent et retentit la première strophe d’O Fortuna, éclairant ma situation de son livret prophétique :
« Ô Fortune,
comme la Lune
de nature changeante,
toujours croissant
ou décroissant ;
Vie détestable
oppressante
puis aimable
par fantaisie ;
Misère
et puissance
se mêlent comme la glace fondant. »
Je n’avais appris qu’une poignée de minutes avant l’extinction des feux que j’allais assister à un ballet. Je pensais connement que la chose se résumerait à un concert. Je n’avais donc pas pu museler efficacement mon habitus et je dois reconnaître que, comme souvent quand je vois de la danse classique, je n’ai pu m’empêcher de rire intérieurement pendant le premier quart d’heure. Un bête réflexe de classe, du à mon inculture, qui se déclenche a peu près à chaque fois qu’un danseur court à petit pas vers les coulisses en laissant traîner ses bras derrière lui comme Jim Carey dans Ace Ventura en Afrique, la scène avec les fléchettes. D’après Ma Dame, qui aime la danse classique et a toujours les mots justes pour me traiter d’imbécile avec toute l’élégance dont elle ne parvient pas à se départir, il faudrait, pour palier à mon manque d’éducation, quelque chose d’équivalent à une suspension temporaire d’incrédulité mais qui serait ici une suspension temporaire d’habitus. A ma décharge, le danseur étoile, sans doute blessé ou épuisé par un rythme de tournée qui aurait fait passer Stakhanov pour un quadrille, peinait énormément et ses grands jetés ressemblaient à ceux qu’exécutent ma fille de 5 ans après trois semaines de danse. Une fois que je suis parvenu à me concentrer sur le reste, le décor digne d’un péplum américain, les danseuses virtuoses, les chanteurs solistes, je dois reconnaître avoir apprécié. Et surtout l’orchestre dont l’interprétation en douceur m’a changé de toutes celles, lyriques et pompières, que j’avais entendues jusqu’ici.
Demeure ce mystère, d’après le programme du Zénith, ce genre de ballet, à plus de 45 boules la place, sur un strapontin à côté des chiottes sous la soufflerie avec quelqu’un sur les genoux, joue très régulièrement entre un concert de Sardou et un one-man-show salade-tomate-oignon d’un comique communautaire français. Il y a donc un public. Qui est-il ? Qu’a-t-il pensé du spectacle ? Où trouve-t-il l’argent ? Comment faire pour épouser sa fille et en hériter après qu’elle sera tombée dans l’escalier ? Je l’ignore…
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